Alice

À l’aube des années quatre-vingt dix, les habitants de la Val Susa apprennent qu’ils sont un « maillon manquant » sur le « corridor 5 », un projet de connexion entre les lignes TGV reliant Lisbonne à Kiev. Sur le tronçon Lyon-Turin, le projet implique le percement d’un tunnel de 57 km reliant la vallée de Susa à celle de la Maurienne. En 2015, le colectif Mauvaise Troupe réalisait une série d’entretiens dans le Val de Suse. Alors que la lutte prend un nouveau tour côté français, ces entretiens viennent eclaire l’histoire du territoire No Tav.

Alice, 40 ans, est native du val Susa. Mariée, elle va vivre à Asti, mais passe tous ses hivers dans la haute vallée pour exercer sa profession de monitrice de ski. C’est à la faveur d’un « élan de dignité » par rapport à son couple qu’elle va danser à la libre république de la Maddalena (cf. chronologie), et ne cesse depuis lors de danser, dans ce mouvement qu’elle a fait sien. Pour elle, les formes d’action des No TAV sont des moyens de « crier plus fort », à la fois l’intransigeance d’une opposition et la force de la vie qu’ont inventée les Valsusains. Elle fait partie de ces gens qui, jour après jour, marquent de leur présence l’entrée du chantier, lequel résonne alors non plus seulement des bruits lugubres des machines, mais entend monter les rires de ceux qui y partagent un verre, un repas, un quotidien.

Alice

Entretien réalisé en français en Avril 2015, chez Alice à Bussoleno

Que veut dire pour toi être No TAV ?

Il y a vingt ans, c’était être contre la ligne TGV. Après ce qui s’est passé en juin 2011 – la Libre République de la Maddalena – mon idée a changé, et c’est devenu être contre un système en général. Être No TAV, ça veut dire relever la tête, regarder avec les yeux ouverts ce qui est en face de toi, et dire : « Non, ça, ça ne marche pas ».

Tu fais partie d’un comité ?

Non, je n’arrive pas à me sentir faire partie d’un comité, parce que je vois toujours le côté excluant de « faire partie de quelque chose ». Je me sens seulement proche du NPA [1], parce qu’il n’y a pas de partis pris politiques, pas d’idéologie, on regarde toujours le but : la lutte No TAV. Et j’étais là lors de la formation du NPA, même si je n’ai que 40 ans !

Tu pourrais nous raconter la bataille de Venaus en 2005 ?

À cette époque, je vivais à Asti [ville de la plaine du Pô]. La lutte n’était pas une priorité pour moi à ce moment-là de ma vie, même si j’aurais voulu passer plus de temps ici. Je ne suis venue qu’à la fête finale, en soirée. Je suis native de la vallée, et là j’ai retrouvé tous les gars et les filles du coin que je connaissais, des copains d’école : « Ça va ? Tu joues encore au volley-ball ? » On parlait de tout ça, de nos souvenirs, et c’était la fête. On était derrière le presidio. Quand je suis rentrée à l’intérieur, je me suis sentie pour la première fois à la maison, chez moi, comme chez mes parents. Je voulais aider mais tout ce qu’il y avait à faire était déjà pris en charge, alors j’ai fait la fête et voilà. Je me souviens que ma sœur qui était un peu plus anarchiste m’avait dit : « La nourriture, c’est l’Askatasuna [2] qui l’a faite ». Moi je croyais qu’Askatasuna c’était un mot en dialecte que je ne connaissais pas. Donc je me disais : « Bon c’est ces mecs avec un mot en dialecte piémontais qui l’ont préparée ». J’étais habituée à manger dans des restaurants, des pizzerias, mais pas avec des prix populaires. Cette fête était très forte. Mais à l’expulsion du presidio de Venaus, non, je n’y étais pas. Tout le monde raconte que la réaction des valsusains a été incroyable. Ma sœur m’a dit qu’à six heures du matin, elle entendait la voix de la police municipale qui parcourait les rues avec un mégaphone et disait : « Il s’est passé quelque chose à Venaus, on doit tous y aller ! » Tu te rends compte, la police municipale ! Ma sœur n’y était pas le jour de l’attaque, mais elle y avait dormi la veille. Elle s’est levée. Et tout le monde se réveillait ici à Bussoleno, et commençait à marcher vers Venaus, en essayant de s’organiser. Autour, toutes les routes, les autoroutes et même les usines étaient bloquées. Un jour ou deux plus tard, des bus se sont organisés depuis la haute vallée pour descendre. Tout le monde, même ma mère qui est de Bardonecchia [3], est descendu. Tout le monde disait que les flics étaient drogués et qu’ils étaient complètement fous. C’est comme Seghino [4], je ne l’ai pas vécu, je sais seulement ce qu’on m’a raconté. J’avais d’autres priorités : l’amour, le fiancé, l’idée d’une vie avec de la dignité mais totalement différente de maintenant. Je croyais que si tout le monde faisait le bien individuellement alors ensemble on faisait quelque chose de bien. Maintenant j’ai grandi. Il faut être tous ensemble, un par un on ne va pas obtenir de résultats.

Pourquoi es-tu revenue vivre dans la vallée ?

C’est un peu grâce à Facebook, ça peut faire rire mais j’ai vu qu’il y avait des pages No TAV. C’était en 2010 et il y avait la bataille des foreuses. À ce moment-là, je l’utilisais beaucoup pour rester informée. Il y avait des infos sur Chiomonte. Une fois, après une arrestation pour des tags sur un mur de Condove, j’ai reçu des textos : « Il y a des gens arrêtés par la police, il faut y aller tous ensemble ». Je me disais : « OK, j’arrive », mais j’avais ma gosse de quelques mois dans la voiture. J’habitais toujours à Asti, mais comme je travaillais à Bardonecchia comme monitrice de ski, j’étais très souvent dans la vallée. Je voulais faire des choses mais j’avais les petites. Avant, ma priorité c’était la famille. Puis, en 2011, à cause ou grâce à un moment où j’étais très fâchée avec mon ex-mari, j’ai dit : « Écoute, il y a la Libre République de la Maddalena, comme toi tu t’octroies le droit de jouer avec ta vie – il était un peu fou – alors moi je m’octroie celui de faire aussi ce que je veux. » Au début, c’était un élan de dignité par rapport à mon couple. Alors je suis allée danser des danses occitanes un soir où il y avait un concert de Lo Dalfin à la Libre République de la Maddalena, et j’ai vu ces dames « différemment jeunes » qui me donnaient à manger et qui parlaient avec ces gars particuliers avec leurs cheveux comme t’en vois pas tous les jours, ils s’échangeaient des trucs à manger. L’un disait : « je suis vegan », et ils discutaient ensemble. J’ai pensé : « C’est la vie que j’aime, c’est super beau ». J’aurais bien aimé être toujours présente dans des situations comme ça, mais j’avais les petites. Et j’ai vécu deux ou trois autres moments comme ça à la Libre République de la Maddalena. Et le soir du 27 juin c’était un hasard... J’avais été à la marche aux flambeaux le 26 juin. C’était la marche de tous les No TAV, avec de la musique, des couleurs. On était 5.000 à marcher de Chiomonte jusqu’aux grilles de la centrale électrique, là où il y a maintenant le chantier, et de la centrale à la Maddalena. Et quand on est arrivés en haut, je me souviens qu’il y avait des mecs qui ont parlé sur la scène et il y avait les catholiques qui ont prié pendant toute la soirée. Puis il a fait nuit et il faisait froid. Il y avait une veille dame assise sur un siège les bras croisés qui attendait je ne sais quoi. Elle n’a pas bougé de la nuit. J’avais froid et faim, j’avais envie de m’asseoir, mais si je m’asseyais j’avais encore plus froid. Elle, elle restait là d’un air de dire : « Je ne bouge pas ». Alors je me suis dit : si elle reste ici, moi qui suis plus jeune, je ne bouge pas non plus. Et à la fin on continuait à parler, je croisais des gens qui me demandaient : « Salut, ça va depuis l’école ? Vingt ans que je ne t’ai pas vue ! » Vers trois heures du matin, je suis retournée à la maison et au moment où j’arrivais chez moi, j’ai reçu un SOS disant que les flics venaient expulser la Libre République. J’ai dit à ma sœur qui s’était endormie : « Les flics arrivent, il faut y aller. » Alors elle : « Non ! Je veux dormir ! » « Mais non il faut partir ! » On est reparties. Et quand on est arrivées, on a vu deux mecs au bord de la route. J’ai cru que c’était des nôtres alors on a arrêté la voiture et on a dit : « Salut les gars, on se voit après hein, on va en bas ! » et eux : « Ouais ouais, après ». En fait ils étaient de la DIGOS [5]. On n’avait pas encore le coup d’œil pour les reconnaître, à l’époque ils me semblaient normaux !

On est arrivées à la route en bas à la centrale, à la barricade que les No TAV avaient faite. Je ne connaissais pas le mouvement. Je me souviens que je regardais et il y avait les gens qui passaient au-dessus de la barrière dans un champ qu’un mec avait choisi pour planter de la lavande. Et à un moment, alors que tout le monde criait : « Giù le mani della val Susa », le cri est devenu « Giù le mani della lavanda ! » [6] Je me suis retournée et toute la route de l’Avana [7] était pleine de casques bleus. Là il y a un danger. Et les gens continuaient à crier ça. Et je me disais : ils sont fous ! Parce qu’avec tous ces flics devant nous, ils s’occupent de la lavande... C’était un des moments où j’ai commencé à aimer le mouvement. Je pensais au respect qu’on portait à ce mec qui travaillait la lavande, même dans cette situation dangereuse. Puis les veilles dames ont dit : « Nous on se met devant les autres, parce que vu notre âge - ils pourraient être nos fils - ils n’oseront pas être violents. » Les jeunes étaient derrière. Moi j’avais à la maison une fille de un an et une autre de trois ans. Ma sœur m’a dit : « Tu n’es ni jeune ni veille, tu dois partir par les champs ». Et là j’ai subi un véritable choc, parce que je me suis éloignée dans les vignes et de là j’ai vu comment ça s’est passé. Les lacrymogènes sont partis sur les gens, certains les renvoyaient... Mais j’avais encore dans la tête les voix de ces dames qui m’avaient dit : « On se met devant parce qu’ils peuvent pas être violents avec nous ». Et je me disais : « Ces bâtards, qu’est-ce qu’ils sont en train de faire ? » J’étais stupéfaite. J’avais un appareil photo, je filmais, et un flic me tirait des lacrymogènes dessus. Je suis loin, je ne t’ai rien fait, pourquoi tu me tires dessus ? Je croyais que les flics protégeaient le peuple contre les violences sur les femmes, contre les voleurs... Voir ça pour moi c’était un choc. Au moment où j’ai reçu les gaz, je ne pensais plus qu’à une chose : « Je suis en train de mourir, je dois courir ». J’ai couru et, arrivée en haut, un mec m’a donné un citron. « Qu’est-ce que c’est ça ? » « Tu le mets sur les yeux ! » J’en savais rien, moi, à quoi ça servait. Et une fois en haut les flics continuaient à nous tirer des lacrymogènes depuis le bas. Il y avait des vieux avec nous ! Les dames disaient : « Reste à côté de nous car ils ne nous feront rien ». Mais eux ils tiraient sans rien voir. Je ne pouvais pas y croire. Depuis ce jour-là, la lavande, je la regarde toujours, et elle est toujours belle. Ensuite il y a eu le 3 juillet, et depuis le 27 juin j’avais bien changé. J’ai perdu 5 kg pendant l’été, mais rien que pendant ces quelques jours j’avais déjà beaucoup changé. Le 27 j’ai cru que j’allais mourir et j’ai fui dans la montagne. Le 3 juillet, à l’inverse, je suis descendue vers les lacrymogènes. J’en ai reçu un nombre incroyable mais je suis allée le plus près possible des barrières. Je suis partie de Chiomonte, j’ai grimpé à La Ramats puis je suis descendue en Clarea et je suis remontée vers Giaglione. Il y avait les flics qui jetaient les lacrymos depuis l’autoroute, je ne pouvais pas passer. Je suis restée là un quart d’heure. On s’est cachés sous l’autoroute, eux ils jetaient des bouteilles, de la pisse, de tout, depuis le pont. Ensuite à la différence du 27, je suis restée en bas, près du chantier, et je n’ai plus jamais fui. J’étais fâchée. Pendant deux ans je me suis déplacée avec des citrons et du maalox dans mon sac. Il y a des situations où tu ne peux rien faire. Tu te prends des lacrymogènes et tu recules. Par contre si tu fuis à la première lacrymo, c’est pas le bon message. Il faut revenir pour qu’ils en lancent 5, 10, 100. C’est ce que fait toute la vallée. Puis ensuite, la situation avec mon mari... Rien à voir avec le No TAV, mais il a fait sa vie. Alors j’avais besoin d’être dans une situation qui me donnait le courage de dire ce que je n’aimais pas. Ma vie a pris une autre route, et je suis retournée vivre ici à plein temps il y a un an. Je travaille toujours à Bardonecchia comme monitrice de ski, et mes parents vivent là-bas.

Comment ça se passe là-bas avec les touristes qui viennent skier ?

Les gens sont tous No TAV, mais il y a des situations différentes. Dans la basse vallée, la vie est liée à l’agriculture et aux usines. Dans la haute vallée c’est lié au tourisme. Et les touristes doivent arriver. Il est arrivé plusieurs fois qu’on ne travaille pas parce que les médias terrorisaient tout le monde. Ils disaient que les No TAV voulaient tout bloquer, etc. Les gens restaient à Turin ou changeaient la destination de leurs vacances. Alors plein de gens en haute vallée me disent : « Oui, peut-être que tu as raison, mais il faut que nous travaillions, et si on ne travaille pas pendant deux, trois ou quatre week-ends parce que vous faites des manifestations, c’est un vrai problème ». C’est vrai, mais pas à cause des No TAV, bien plus à cause des journaux. Car on n’a pas bloqué si souvent. Ou on bloquait une route et pas l’autre, alors si l’information est faite correctement, tu peux dire aux touristes : « Passez par là ». Mais le plus souvent, c’est les flics qui bloquent l’autoroute pour des raisons de sécurité.

Et avec les touristes, vous discutez du TAV ?

Ils sont ignorants. Ils ne savent pas, et ne se donnent pas les moyens de savoir. Quand je raconte ce que j’ai vécu, ils disent : « Oui mais en même temps, il doit y avoir des violences de votre part, sinon ça ne se passerait pas comme ça. » Mais le vrai problème, c’est les gens de la haute vallée qui ne veulent même pas voir ou écouter les raisons du No TAV. Certaines fois ils disent : « Là-bas, ils fument des pétards », alors je réponds : « Et alors, ici vous sniffez tous de la coke, c’est quoi la différence ? » Il y a tout un tas d’idées préconçues qui circulent, sans connaître la réalité de la situation. Pourtant ce sont des gens qui aiment la montagne, la nature, comme nous, mais ils se sont fermés. Tu vis comme ça, sans connaître les autres, alors tu ne lèves pas la tête. Moi je cherche toujours à créer des connexions, surtout avec ceux qui ne nous connaissent pas, parce que l’idée du No TAV est très belle. La semaine dernière, l’ex-maire de Cesana [8] a écrit un article dans un journal, il y demande pardon d’avoir cru que le TAV pouvait être positif pour la vallée... Mais c’était dans un journal local. Les autres journaux ne disent jamais les choses comme elles sont, pourtant on fait des gestes vers eux. Par exemple, un jour, on a emmené un journaliste en Clarea, un copain l’a pris à la maison, lui a donné à manger, etc. Et à la fin, le résultat c’était un article où il a tout falsifié : j’étais devenue la femme qui, depuis qu’elle a ses filles, va faire de l’espionnage de camions sur le bord des routes. Tout était gris alors que moi, notre vie, je la trouve très colorée. Il y a des moments où on joue, d’autres où on lutte. Sa présentation à lui, c’était qu’on était en train de faire une lutte inutile et triste. Alors qu’on lui avait donné à manger, on lui avait prêté un anorak...

On nous a dit que tu avais acheté un bout de terrain avec 1200 personnes ?

Le mouvement avait déjà fait ça dans d’autres situations. Et là, en 2013 je crois, il y avait ces deux terrains, un en Clarea où il y a désormais le presidio du NPA, et un autre à San Giuliano, pour lequel on avait fait beaucoup de publicité. On a donné de l’argent et puis on s’est tous retrouvés un jour au presidio de San Giuliano pour signer le papier. C’était un moment fort, car il y avait des gens d’Émilie Romagne, de Rome, de la vallée... On était tous en file indienne – et il faut dire que ce n’est pas une habitude italienne de se mettre en ligne pour faire la queue ! Il faisait froid, il y avait de la neige, ça devait être en novembre, et les dames âgées passaient autour de nous pour nous apporter des boissons chaudes et à manger. Pendant toute la journée, de 9 heures du matin à 6 heures du soir, on était 1200 en rang pour signer devant le notaire ! Ce terrain en Clarea, c’est quelque chose d’important, car depuis qu’on est propriétaires, je me suis retrouvée plusieurs fois face aux flics qui me disaient : « Vous savez que vous n’avez pas le droit d’être là ? » Mais j’avais ce papier que je porte toujours sur moi, et je leur répondais : « Non, je peux rester ici, je suis propriétaire, voici le papier officiel. » Et vous savez, à Venaus, on a l’acte notarié sur lequel on a tous signé, il fait plusieurs mètres, c’est le plus bel acte notarié que je connaisse ! Un autre moment fort, ça a été l’expropriation de la Baïta. C’était exproprié de fait, militairement, mais ils n’avaient pas fait les relevés sur le terrain, alors on a fait une marche aux flambeaux, c’était le 11 avril 2012. Il y avait des flocons de neige, ça faisait comme des points sur tout le Val Clarea. Certains jouaient de l’accordéon, dansaient des danses occitanes au milieu des flambeaux. Le soir on dormait à Cels, il y avait 40 cm de neige fraîche, c’était superbe. Le matin on est descendus et on dénonçait l’expropriation, et pendant qu’on discutait, quelqu’un reçoit un coup de fil : « Allô ? » « Oui, le comité des jeunes No TAV est en train de bloquer l’autoroute. » « Alors on arrive ! » Les jeunes avaient fait une petite manif, et ils étaient partis bloquer. Alors on les a rejoints. Il y avait eu ces flocons monstrueux la veille, mais ce jour-là c’était le printemps, il faisait 21 degrés, et les gens dormaient tranquilles sur l’autoroute ou autour. C’était une occupation symbolique, le soir la voie était déjà libre.

Pourquoi bloquer l’autoroute ?

La lutte du Val Susa, c’est comme quelqu’un qui essaie de crier, qui a commencé à parler, puis à crier, mais que personne n’a jamais entendu. Alors ce mouvement va sur l’autoroute pour se faire entendre. Comme pour crier plus fort. C’est ça, aller sur l’autoroute. Chaque fois qu’on a cette envie de hurler, on y va, comme on l’a fait pour Luca. Toute la vallée le connaît. C’est un copain, mais par exemple il n’est jamais venu manger chez moi, on n’est pas vraiment des amis très proches. Mais tu vois qu’il est sur la même ligne que toi, qu’il a une vraie dignité et que pour aider les copains il est monté sur ce pylône d’où il est tombé. Les gens te racontent encore... L’odeur, l’odeur de Luca brûlé et les flics qui tapaient dans leurs mains parce qu’il y avait un mec presque mort par terre. Tous les jours tu écris tes arguments, sur internet, dans des livres, sur la montagne, et quand il se passe quelque chose comme ça, ils vont dire que tu es violent, alors que les flics applaudissent et bloquent l’ambulance qui arrive 45 minutes plus tard ! C’est un truc de cœur : essaye de crier le plus fort possible et rentre sur l’autoroute. Moi, c’est pas pour faire l’héroïne, mais j’habitais encore à Asti à ce moment-là. Le soir à neuf heures, je mettais les petites au lit, je partais, et après une heure et demie de route, je venais passer la nuit ici, et à six heures du matin je repartais, car à sept heures les petites se réveillaient. Après quatre jours, je n’arrivais même plus à parler tellement j’étais crevée. Mais ici je me sentais bien, loin je me trouvais inutile. Il fallait que je vienne aider. Je dis toujours que la meilleure pizza que j’aie mangée, c’est celle que j’ai réchauffée une de ces nuits sur des restes de barricades enflammées. Elle avait une odeur de pneu, mais j’avais si froid... Chaque matin je devais me changer tellement mes vêtements avaient l’odeur de ce qui avait brûlé.

Tu peux expliquer ce qu’est une battitura ?

Tu prends des cailloux et tu les tapes contre le fer des glissières d’autoroute, ou les grilles de la centrale. Au niveau humain... pardon... je n’aurais jamais pensé avoir des larmes en pensant à la battitura ! Au niveau humain, donc, tu prends ce caillou et tu tapes très fort parce que tu ne peux rien faire d’autre. Des fois je regarde la battitura de l’extérieur, et je me dis : « C’est une connerie, ça ne sert à rien... » Et d’autres fois, je me suis retrouvée à taper pendant une demi-heure, une heure, jusqu’à avoir mal au bras. Quand tu ne peux rien faire d’autre et qu’il faut crier... C’est comme bloquer l’autoroute, la battitura. Et quand je tape, je regarde toujours quelqu’un de l’autre côté, un policier, un carabinier. Ça extériorise ce que tu as dedans.

Il y a quelque chose de particulier dans les liens que cette lutte a créés entre les No TAV ?

Les rapports sont plus forts, c’est sûr ! Je crois qu’il faut lutter avec son cœur. Si tu ne le fais que par militantisme, tu peux changer et abandonner à la première occasion : parce que tu trouves un fiancé, un travail... Et peut-être que tu préféreras ta nouvelle passion à la lutte. Mais si tu fais la lutte avec le cœur, pour protéger ta vallée, la nature, les animaux, la santé et notre dignité, le lien humain qui se forme est si fort que tu ne t’arrêteras jamais. Le rapport humain que tu as créé te fait gagner beaucoup plus que tout le reste. Bien sûr, des fois tu penses : c’est vendredi, mon week-end peut commencer. Mon week-end, c’est ça : je commence par l’apéritif dînatoire à la centrale. Alors moi qui ai travaillé toute la journée comme monitrice de ski, qui ai eu froid tous les jours, ça veut dire que je vais à la maison changer de vêtements pour retourner dans le froid ou la pluie devant la centrale. Certaines fois, tu te dis que ça pourrait être bien de rester dans le canapé avec un livre. Mais tu sais aussi que quand tu seras là-bas, devant la centrale, tu seras sereine parce que tu auras les idées claires et tu te sentiras légère.

Est-ce que tu peux raconter comment les actions quotidiennes rythment la vie dans la vallée ?

Prenons le NPA : c’est vrai que parfois ça ressemble un peu à une maison de retraite, où on va manger et jouer à la pétanque à boules carrées ! Mais cette présence représente la nécessité de manifester tous les jours le fait qu’on ne veut pas de cette situation. Eux ils jouent, ils mangent, c’est une situation de partage avec les autres. Depuis tout ce temps, ils continuent à aller manger au chantier, ils se font encercler par les flics et tous les jours ils se font contrôler : « Monsieur Fulvio, vos papiers s’il vous plaît. » « Mais ça sert à quoi si tu sais déjà comment je m’appelle ? » Pour les flics, c’est du boulot, ils n’ont pas envie d’avoir des gens tous les jours devant les grilles. Et chaque fois, ils doivent contrôler, parce qu’ils ne savent pas si le NPA va seulement manger ou si des gens vont casser une barrière. Donc ils doivent toujours se tenir prêts. Comme ça ils se rappellent tous les jours qu’on ne va pas arrêter la lutte.

Tu peux décrire ces rendez-vous ?

Tout le monde apporte quelque chose à manger : l’un le poisson, l’autre la quiche ou le gâteau... Pendant l’été c’est le petit-déjeuner, pendant l’hiver, l’apéro de midi. On est à la centrale, et on essaye de bloquer le passage. Mais bon, ils nous mettent des amendes, alors on ne peut pas toujours bloquer. Des fois on regarde juste, et on contrôle ce qui se passe. On est présents. Et puis le soir on mange, on s’amuse, et on démontre qu’il n’y a pas de lutte sans joie. Parce qu’on veut avoir une vie riche humainement. Et on chante aussi, évidemment. Surtout des chansons populaires en dialecte, un peu stupides, que tu peux chanter tous ensemble. Des vieilles chansons que tu chantes en montagne. Et des fois, on change les mots de la tradition par ceux de la lutte. Et tout le monde chante, il n’y en a pas un qui chante et les autres qui écoutent. Et chanter, c’est crier fort tous ensemble, non ?

Ta famille est No TAV ?

Je suis No TAV parce que mon père, qui était cheminot comme son père et son grand-père avant lui, m’avait expliqué des choses techniques sur la vitesse des trains dans le tunnel, sur la chaleur que ça ferait, il m’avait expliqué qu’il faudrait refroidir la montagne pour que le train passe, il m’avait dit le prix que coûterait cette ligne TGV, etc. C’est lui qui m’a expliqué tout ça. Ma mère c’est un peu différent. Par exemple, après le 27 juin, je l’ai appelée pour lui dire que j’étais vivante. Elle, elle écoutait la radio et la télé. Et moi qui étais encore sous le choc d’avoir vu les lacrymogènes qui tombaient sur les gens, écouter ma mère qui me tenait ces raisonnements... Je croyais vraiment que les journaux allaient dire ce qui s’était passé, que l’État avait agressé la population. Mais bon, peut-être que si je m’appelle Alice c’est que je viens un peu du pays des merveilles ! J’ai mis deux ou trois mois à atterrir, à comprendre vraiment comment ça marchait. Et donc ma mère, depuis, a commencé à retourner un peu dans le mouvement quand il n’y a pas de danger. Je ne crois pas qu’elle ira sur l’autoroute. Par contre, cet hiver, j’étais au travail et je lui ai demandé si elle pouvait aller à la manifestation, et elle y est allée. Elle a des douleurs articulaires mais comme il y avait aussi un petit train... Bon, elle y est allée car elle savait qu’il y avait le maire... Un jour, elle m’a dit : « Quand j’ai entendu que Luca était tombé, au début j’ai pensé qu’il avait fait une connerie de monter sur ce truc, et là j’ai compris qu’il avait bien fait car s’il ne l’avait pas fait, les gens allaient se faire taper par les flics ». Sa position bouge doucement. Mon père s’implique aussi, à sa manière. Le 27 avril dernier, il y avait des initiatives en Clarea pour la Libération. Notamment pour un jeune garçon qui a été tué par les fascistes. En Clarea, en haut sur la droite, il y a le campo della memoria, le champ de la mémoire : c’est là qu’en 1945 ce garçon a été tué. Il y a des sculptures. L’une d’elle a été faite par mon père, mais il n’est jamais allé en Clarea, pas encore.

Cet imaginaire des partisans est très présent dans la lutte ?

Je travaille aussi dans une maison de retraite, et j’y ai connu une veille dame qui portait des lettres aux partisans pendant la guerre. Elle avait une fille de trois ans, et sa mère lui disait : « Qu’est-ce que tu fais ? Il ne faut pas faire ça ! » Et elle m’a dit : « Je devais le faire, il fallait le faire. » Je la comprends complètement. La situation n’est pas comparable, mais la dignité et la nécessité de faire des choses est la même.

Et tes filles, elles comprennent ?

La plus grande n’est pas trop No TAV, la plus petite oui. La grande, elle est plus proche du sentiment que ressent l’autre côté de la famille, qui dit que les No TAV sont contre tout, qu’il faut profiter de la vie et ne pas faire la guerre, etc. Elle vit la vie No TAV avec tous les gens qui passent à la maison, mais je ne les ai jamais emmenées dans une manif, parce que c’est elles qui doivent me le demander.

Il arrive que les enfants parlent du No TAV ?

Un exemple, c’était l’année dernière je crois : un carabinier est allé dans une école pour parler de son métier. Et il a commencé à parler de ce que font les carabiniers pour la protection de la population. Mais une petite fille de onze ans lui a rétorqué : « Vous dites que vous faites beaucoup de bien, mais dans cette vallée, je sais que vous frappez et donnez des coups de matraque aux No TAV, à moi il ne me semble pas que vous fassiez en sorte que tout aille si bien. » Le carabinier s’est énervé, il a parlé des No TAV comme de « black blocs » qui jettent des pierres, qui font des actions illégales. Mais la fillette a repris la parole : « Moi il me semble que c’est vous les premiers à avoir été illégaux. Vous jetez des gaz interdits partout dans le monde, alors que c’est justement vous qui devriez être dans la légalité. » Et toute sa classe a applaudi, parce qu’elle a eu le courage de contester.

Quelles sont les actions qui t’ont le plus marquée ?

Le jour de la fête de Santa Barbara, la patronne des mineurs, une messe était organisée dans le chantier. L’entreprise LTF [9] avait demandé à des prêtres de la vallée de venir dire cette messe, mais aucun n’a accepté. Pourtant la messe a été maintenue, ce qui a beaucoup contrarié le groupe des catholiques de la vallée. Moi j’étais là-bas, je ne sais même plus pourquoi... pour y être... pour y être avec eux. Et un des catholiques, qui va tous les jours prier devant les grilles du chantier depuis trois ou quatre ans, me dit : « Je vais faire un tour ». Son ami dit : « Moi aussi », alors je dis : « Je viens ». On part, on marche, on descend vers la rivière, puis on remonte au presidio du NPA, on monte encore, encore, encore... Et lui il me raconte le temps où il était chasseur alpin, les marches en montagne quand il devait aider ses supérieurs, parce qu’eux ils faisaient les braves mais ensuite dans l’effort ils pleuraient ! On marchait, et à un moment on est arrivés à l’endroit où il y avait la Libre République. Sur la route de l’Avana, mais à l’extérieur du chantier. Ça faisait quatre ans que je n’y était plus venue. J’ai mis les pieds sur le chemin, et j’ai commencé à pleurer. Je suis ici. Et les deux catholiques, ils avaient pensé à tout, ils ont sorti des drapeaux. En fait, ils se cachaient derrière un mur, et quand les voitures sont arrivées pour aller à la messe, ils jaillissaient en sifflant fort et en agitant les drapeaux. Ceux qui passaient en voiture avaient peur ! Au loin, derrière les militaires, je voyais une petite dame, et je l’ai appelée. Nous on était encerclés par les soldats et j’appelais : « Anna-Maria, je suis ici, tu me vois ? » « Mais tu es où ? » « Ici, ici ». Et elle : « Tu es retournée là-bas ? Est-ce que je peux venir moi aussi ? » Mais elle ne pouvait pas car il fallait crapahuter. Alors je lui ai dit : « Ne t’en fais pas, un jour on rentrera tous ensemble. » Et de nous entendre comme ça parler de cette terre où nous voulions retourner et où nous ne pouvions pas aller, il y a une femme soldat, je ne sais pas, elle était peut-être juste enrhumée, mais à moi il m’a bien semblé qu’elle pleurait. C’était un moment très fort. Un autre jour, on avait fait plein d’attrape-rêves. C’était pendant l’été 2012. Mais ici en fait c’était plus utile de faire des attrape-flics ! Ou des repousse-flics, comme tu veux. On a fait ça au camping. Il y avait plein de gens qui arrivaient d’ailleurs, normalement c’est surtout des activistes, il n’y a pas trop de gens du peuple. On faisait des grelots avec des pâtes, pas en bois, ni en fer, mais avec des pâtes dures. Tandis qu’on fabriquait ça, une veille dame se retourne d’un coup vers des jeunes avec des piercings, des cheveux longs et des tatouages, et elle dit : « Toi ! Ça, fais-le, et toi aussi là-bas. » Et eux qui étaient en train de se faire un pétard, ils l’ont posé et ils ont commencé à mettre la pâte dans le fil. C’était très drôle. Ensuite on a organisé une journée en Clarea pour les lancer, on est montés sur les arbres pour les accrocher partout. Les flics nous demandaient : « Qu’est-ce que c’est ça ? » « Ah ça ? C’est pour vous chasser cette nuit ! » C’est pas l’importance de l’action, mais plutôt le fait qu’on ait travaillé tous ensemble pour faire quelque chose, ça c’était la chose importante. Et de voir aussi qu’une dame, qui pourrait avoir peur des jeunes, ou que des jeunes, qui pourraient ne pas porter de respect à ceux qui sont plus vieux, peuvent faire des choses ensemble. C’est ça, le peuple No TAV. Ça veut dire tous les gens, les catholiques et ceux qui ne le sont pas, ceux qui ont une culture communiste, anarchiste, gandhienne, ceux qui comme moi n’ont pas de culture, les autonomes, les Cinque Stelle [10]... les jeunes et vieux.

Comment tu vois le mouvement aujourd’hui et dans l’avenir ?

Le mouvement est toujours en changement, comme moi qui avais le pays des merveilles dans la tête. J’ai changé. Le mouvement c’est toujours changer et se mettre d’accord. Mais si nous gagnons, ça signifie que toutes les luttes, tous les TAV qui existent sur tous les terrains peuvent être combattus aussi, et que l’Italie peut devenir incontrôlable. La route est difficile, et c’est un jeu de force, mais on ne retournera pas en arrière, on continuera à trouver des idées pour construire notre chemin. Moi qui ne suis ni une technicienne, ni une politique, je me fixe l’objectif de montrer que vivre dignement, avec une haute qualité de vie du point de vue humain, c’est possible. Que chacun peut le faire. Je ne parle pas forcément aussi bien que certains, je ne suis pas quelqu’un de charismatique, c’est plus facile de me contester, ne serait-ce que sur mon histoire : quatre ans de militance et avant tu étais au pays des merveilles ! Mais pourtant j’ai la même détermination, voire plus. J’ai mis les pieds sur terre et je suis en train d’étudier jour et nuit. Je n’ai pas l’expérience mais je n’ai pas de préjugés non plus. Des fois c’est mieux.

COURTE CHRONOLOGIE DE LA LUTTE NO-TAV

À l’aube des années quatre-vingt dix, les habitants de la Val Susa apprennent qu’ils sont un « maillon manquant » sur le « corridor 5 », un projet de connexion entre les lignes TGV reliant Lisbonne à Kiev. Sur le tronçon Lyon-Turin, le projet implique le percement d’un tunnel de 57 km reliant la vallée de Susa à celle de la Maurienne.

1990 / 2002 – Les prémices de la lutte
À partir de 1991, un important travail d’information sur les méfaits du TAV est réalisé dans la vallée. Grâce à celui-ci et à la forte implication des maires, dès 1996 les manifestants No TAV se comptent par milliers. En 1996-1997, une première série de sabotages est menée contre du matériel lié au TAV, contre l’autoroute et des antennes relais. Au printemps 1998, trois personnes sont arrêtées sous régime antiterroriste pour ces actes, deux d’entre elles, Sole et Baleno, se suicident. Les accusations à leur encontre s’écrouleront par la suite. À la fin des années quatre-vingt dix, les premiers comités No TAV sont créés et les campings estivaux commencent dans la vallée, et se poursuivent jusqu’à nos jours.

2003 / 2005 – Premières batailles populaires
Dès 2003 des initiatives No TAV prennent pour cible les premiers forages qui commencent dans la vallée. C’est à cette occasion que les emblématiques presidi , ces cabanes occupant et défendant les lieux des forages, commencent à fleurir dans la vallée.
La bataille de Seghino : Le 30 octobre 2005, après avoir réussi à empêcher l’arrivée d’une foreuse, les No TAV négocient le retrait des forces de l’ordre acculées. Mais à la nuit, malgré la parole donnée, la foreuse est tout de même installée. Le lendemain, les routes et les gares de la basse vallée sont bloquées par les manifestants. L’État italien place la zone où travaille la foreuse sous occupation militaire.
La libre république de Venaus : Un mois plus tard, un presidio permanent est bâti à Venaus où doit commencer le chantier d’un tunnel d’exploration. Le lendemain matin, la police s’installe sur des terrains voisins et contrôle les routes alentour. Le presidio reste cependant occupé. Mais le 6 décembre, les forces de l’ordre mènent un raid nocturne causant de très nombreux blessés chez les No TAV. Dès le lendemain matin, les habitants bloquent l’autoroute, les nationales, la voie ferrée. Des barricades sont érigées partout jusque dans les plus petites rues des villages, et une grève générale est déclenchée. Le 8 décembre, un cortège de 70.000 personnes conflue sur les terrains de Venaus d’où elles chassent les troupes d’occupation.

2006 / 2010 – L’entracte
Suite à cette incroyable victoire, le statu-quo sur le terrain va durer 5 ans durant lesquels le mouvement va continuer un travail de fond. En face, des tractations politiques sont entamées avec les élus de la vallée pour les éloigner du mouvement. « L’observatoire » est créé pour aménager le projet et proposer des compensations. Le projet est remanié, puis relancé en 2010.

2010 / 2011 – L’empire contre-attaque
Une nouvelle campagne de sondages commence : 96 devaient être réalisés dont 36 dans la vallée, en réalité seuls cinq seront menés à bien. La multiplication des lieux à défendre entraîne la multiplication des presidi . Le 22 mai 2011, les No TAV s’installent à la Maddalena, le site où doivent commencer les travaux. Derrière les barricades la « Libre république de la Maddalena » voit le jour : campement, territoire autonome, espace de fêtes et de débat. Le 27 juin, 2500 policiers viennent mettre fin à ces 35 journées inoubliables. Ils construisent rapidement un fortin dans lequel ils se barricadent. Le 3 juillet, 70.000 personnes tentent de reproduire l’exploit de Venaus et de reprendre la place, en vain. Jusqu’à la fin de l’année, un nombre incalculable de marches, attaques et initiatives diverses maintiendront la pression sur ce qui n’est encore qu’un « non-chantier ».

2012 – La vallée est partout
L’année commence avec la rafle, le 26 janvier, d’une quarantaine de No TAV dans toute l’Italie ; l’opération policière concerne les affrontements du 27 juin et du 3 juillet. La solidarité est immédiate et massive. Le 25 février, une manifestation de 75.000 personnes marche de Bussoleno à Susa et affirme : « Nous sommes tous des black blocs ! » Deux jours plus tard, à l’aube, pour étendre le périmètre du chantier, la police attaque un presidio. C’est au cours des affrontements que Luca tombe foudroyé en tentant d’échapper à un policier qui voulait le déloger du pylône électrique où il s’était réfugié. Immédiatement, l’autoroute 21est occupée et de nombreuses barricades bloquent les axes de circulation de la vallée durant trois jours. De nombreuses actions de solidarité sont menées partout en Italie. Quelques jours plus tard, Luca sort du coma.

2013 / 2015 – Sabotages et procès
Les procédures judiciaires se multiplient, un millier de procès sont en cours contre des habitants de la Val Susa. Le 13 mai 2013, lors d’une attaque nocturne, un groupe parvient à pénétrer dans l’enceinte du chantier et à incendier une génératrice. Jusqu’à l’automne 2013, de nombreux sabotages sont menés dans la Val Susa contre des entreprises participant au chantier du TAV. En décembre 2013, puis en juillet 2014, sept personnes sont arrêtées sous procédure anti-terroriste pour le sabotage de la nuit du 13 mai. L’assemblée No TAV revendique la pratique du sabotage, et plus particulièrement celui-ci, au travers le slogan « cette nuit-là nous y étions tous ! » Une grande campagne de solidarité est menée dans toute l’Italie.
Les sept sont condamnés à des peines fluctuant entre 34 et 42 mois de prison. Les accusations de terrorisme sont abandonnées et ils sont placés en arrestation domiciliaire.
Courant décembre 2014, des sabotages frappent les voies ferrées italiennes à Bologne et Florence. Un mois plus tard, au cours du maxi-procès pour les journées de 2011, 47 inculpés No TAV sont condamnés à plus de 140 années de prison et des centaines de milliers d’euros de dommages et intérêts. La question de comment faire face à cette pluie d’amendes et de condamnations devient un enjeu majeur du mouvement.

Notes :

[1Nucleo Pintoni Attivi, noyau des pintoni actifs. « Pintone » est la grosse bouteille de vin familiale que l’on sert à table. Le NPA est un groupe de No TAV « différemment jeunes » dont le slogan est « jusqu’à la dernière bataille, jusqu’à la dernière bouteille ». Le sigle tourne en dérision un communiqué, abondamment repris par la presse, signé par un groupe fantoche, le NOA, qui appelait les No TAV à prendre les armes.

[2Askatasuna, « liberté » en Basque, centre social turinois et groupe politique issu de l’autonomie ouvrière.

[3Bardonecchia, ou Bardonnèche en français, village et station de ski de la haute vallée.

[4Célèbre bataille des No TAV en 2005, au cours de laquelle ils ont tenu en échec un jour durant les forces de l’ordre venues implanter une foreuse.

[5Acronyme de Division Investigations Générales et Opérations Spéciales, police politique italienne.

[6« Bas les pattes du val Susa », puis « Bas les pattes de la lavande ».

[7La route qui passe désormais dans l’enceinte du chantier est en bas d’un coteau planté de vignes d’un cépage local, l’Avana.

[8Cesana Torinese est un village de la haute vallée de Susa qui fut l’un des sites des Jeux Olympiques de 2006.

[9Entreprise en charge de la construction du TAV.

[10Cinque Stelle, mouvement 5 étoiles, est un parti politique populiste fondé en 2009 par le comique italien Beppe Grillo.

PS :

Le pdf est trouvable sur Infokiosques.net
Retrouvez dans les semaines à venir les autres témoignages du NoTav :
Mario, le barbier de Bussoleno
Emilio le poissonnier
Nicoletta, la Credenza
Mimmo, Nucleo Pintoni Attivi

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