« Aujourd’hui, toute société est une collection de diasporas »

Ancien commissaire politique en Pologne, puis exclu du Parti communiste durant des vagues de persécutions antisémites dans les années 1960, Zygmunt Bauman est un marxiste hétérodoxe, critique de l’État moderne sous toutes ses formes. En 1998, il lance sa métaphore de la « société liquide », concept choisi pour remplacer celui de postmodernité. La « société liquide », dans laquelle les individus ne sont reliés que par leur acte de consommation, s’oppose à la « société solide » où les structures de l’organisation commune seraient créées collectivement.

Auteur notamment de L’Amour liquide, De la fragilité des liens entre les hommes (2004), Vies perdues : La modernité et ses exclus (2006) et La Décadence des intellectuels. Des législateurs aux interprètes (2007), il propose dans cet entretien pour El País une critique des sociétés contemporaines minées par leur souci de sécurité et leur foi dans le progrès. Plus précisément, il analyse les pièges qui menacent les actuels mouvements politiques de gauche dans l’État espagnol, et la faillite politique des réseaux sociaux sur Internet.

Entretien avec Zygmunt Bauman

Propos recueillis par Ricardo de Querol

Texte original : El País, 9 janvier 2016.

Traduit du castillan par Ferdinand Cazalis

Vous considérez l’inégalité comme une « métastase ». La démocratie est-elle en danger ?

Ce qui arrive en ce moment, à travers ce qu’on peut appeler la crise de la démocratie, c’est l’effondrement de la confiance. La croyance que les leaders ne sont pas seulement corrompus et stupides, mais aussi incompétents. Pour agir, il faut avoir du pouvoir : être capable de faire ; et il faut du politique : la capacité de décider ce qui doit être fait. La question aujourd’hui, c’est que ce mariage du pouvoir et de la politique au sein de l’État-nation est terminé. Le pouvoir s’est mondialisé, tandis que les politiques sont restées dans les dimensions locales d’avant. La politique a les mains liées. Les gens ne croient plus au système démocratique parce qu’il ne tient plus ses promesses. C’est ce que la crise migratoire met par exemple en évidence : le phénomène est global, mais les actions ne dépassent pas les limites régionales. Les institutions démocratiques n’ont pas été conçues pour gérer des situations d’interdépendance. La crise de la démocratie que nous connaissons aujourd’hui est une crise des institutions démocratiques.

De quel côté penche le pendule qui oscille entre liberté et sécurité ?

Ce sont deux valeurs terriblement difficiles à concilier. Si vous voulez plus de sécurité, vous devez renoncer à certaines libertés, et si vous voulez plus de liberté, il faut renoncer à un peu de sécurité. Ce dilemme existera toujours. Il y a quarante ans, nous avons cru que la liberté avait triomphé et nous nous sommes complus dans une orgie consumériste. Tout paraissait possible grâce au crédit : que désires-tu ? une maison ? une voiture ? Vas-y, tu paieras plus tard. Et puis vint l’amer réveil de 2008, quand le temps du crédit facile s’est achevé. La catastrophe est arrivée, et l’effondrement social a frappé de plein fouet la classe moyenne, entraînée dans ce qu’on appelle le précariat. Cette catégorie correspond à ceux qui vivent dans une précarité continue sans savoir si leur entreprise va fusionner, si elle va être rachetée par une autre, si du coup ils vont se retrouver au chômage – sans savoir si ce qui a demandé tant d’efforts leur appartient. Le conflit, l’antagonisme, dès lors, n’est plus entre classes, mais entre chaque personne et la société. On n’a donc plus seulement un manque de sécurité, mais aussi un manque de liberté.

Vous affirmez que l’idée du progrès est un mythe. Par le passé, les gens avaient confiance dans le futur, synonyme d’améliorations, mais ce n’est plus le cas.

Nous sommes dans un interrègne, entre une étape où nous avions des certitudes et une autre dans laquelle les anciennes formes d’agir ne fonctionnent plus, sans que nous sachions ce qui va les remplacer. Les certitudes ont été abolies. Je ne vais pourtant pas jouer au prophète. Nous sommes en train d’expérimenter de nouvelles façons de faire. En cela, l’Espagne a été un exemple, avec la fameuse initiative de mai (le 15-M), quand les gens ont occupé les places, pour discuter, et penser comment remplacer les procédures parlementaires par un certain type de démocratie directe. Or cela n’a duré qu’un temps. Les politiques d’austérité ont continué, on ne pouvait pas les arrêter comme ça ; mais on peut être relativement efficaces en inventant de nouvelles manières d’agir.

Vous soutenez que le mouvement des Indignés « sait comment défricher le terrain, mais pas comment construire quelque chose de solide ».

Les gens ont mis temporairement entre parenthèses leurs différences quand ils ont occupé les places, animés par un but commun. Si ce but est négatif, s’il s’agit seulement de se mettre en colère contre quelqu’un, il y a de grandes chances de réussir. En un certain sens, il a pu y avoir une explosion de solidarité, mais les explosions sont aussi puissantes que brèves.

Par ailleurs, vous déplorez que, par sa nature « arc-en-ciel », un tel mouvement n’engendre pas de leadership solide.

Les leaders sont des types durs, qui ont des idées et des idéologies. Sans cela, la visibilité et l’illusion d’unité disparaîtraient. Or c’est précisément parce qu’il n’y a pas de leader qu’un mouvement peut survivre, mais c’est aussi pour cela qu’il ne peut pas convertir son unité en action pratique.

En Espagne, le 15-M a eu des conséquences dans le paysage politique. De nouveaux partis ont émergé avec force.

Le passage d’un parti à un autre ne va pas résoudre les problèmes. Le problème aujourd’hui, ce n’est pas que les partis font mal les choses, c’est qu’ils ne contrôlent pas les outils. Les problèmes des Espagnols ne sont pas confinés au territoire espagnol : on retrouve les mêmes dans le monde entier. La présomption selon laquelle on pourrait résoudre la situation depuis l’intérieur est erronée.

Vous analysez la crise de l’État-nation. Que pensez-vous des aspirations indépendantistes de la Catalogne ?

Je pense que nous suivons toujours les principes du traité de Versailles quant au droit d’autodétermination de chaque nation. Mais cela aussi est devenu une fiction, parce qu’il n’existe plus de territoires homogènes. Aujourd’hui, toute société est une collection de diasporas. Les gens adhèrent à une société envers laquelle ils sont fidèles, ils paient des impôts, mais dans le même temps, ils ne veulent pas renoncer à leur identité. La connexion entre l’ancrage et l’identité s’est brisée. La situation en Catalogne, comme en Écosse ou en Lombardie, révèle une contradiction entre l’identité tribale et la citoyenneté d’un pays. Ils sont européens, mais refusent de passer par Madrid pour aller à Bruxelles : ils préfèrent partir de Barcelone. La même logique émerge dans tous les pays. On reste dans les principes établis après la Première Guerre mondiale, mais depuis, le monde a beaucoup changé.

Les réseaux sociaux ont modifié les manières de protester des gens, ou leurs exigences de transparence. Vous êtes sceptique envers cet « activisme de canapé », et vous soulignez qu’Internet nous endort avec un divertissement bon marché. Plutôt qu’un outil de la révolution, comme le pensent certains, diriez-vous que les réseaux sociaux sont le nouvel opium du peuple ?

La question de l’identité a été transformée, d’un donné c’est devenu une tâche : vous devez créer votre propre communauté. Mais une communauté ne se crée pas, vous l’avez ou pas ; ce que les réseaux sociaux peuvent créer, ce n’est qu’un ersatz. La différence entre la communauté et le réseau, c’est que vous appartenez à la communauté, tandis que le réseau vous appartient. Vous pouvez ajouter des amis et vous pouvez les supprimer, vous contrôlez les personnes avec qui vous êtes en lien. Les gens se sentent ainsi un peu mieux, puisque la solitude est la grande menace de cette époque d’individualisation. Mais sur les réseaux, il est si facile d’ajouter ou de supprimer des amis que vous n’avez pas besoin d’habiletés sociales, comme celles que vous développez lorsque vous êtes dans la rue, ou que vous allez au boulot, etc., quand vous rencontrez des gens avec qui vous devez avoir une interaction raisonnable (et sensible). Là, vous avez à faire face aux difficultés, vous devez vous impliquer dans un dialogue. Le Pape François a choisi de donner sa première interview à Eugenio Scalfari, un journaliste italien qui se revendique publiquement athée. C’était un signal : le dialogue réel, ce n’est pas de parler avec des gens qui pensent comme vous. Les réseaux sociaux n’apprennent pas à dialoguer, car il y est si facile d’éviter la controverse... Beaucoup de gens utilisent les réseaux sociaux non pas pour s’unir, non pas pour élargir leurs horizons, mais au contraire pour s’enfermer dans ce que j’appelle des zones de confort, où le seul son qu’on entend est l’écho de sa propre voix, où la seule chose qu’on voit est le reflet de son propre visage. Les réseaux sociaux sont très utiles, ils rendent des services très agréables, mais ce sont des pièges.

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