Et si on réfléchissait un mo(uve)ment ?

Depuis les "événements" d’hier 12 mai, les débats font rage pour savoir kicékaraizon, qui a attaqué qui, et ainsi de suite. Si j’ai pour ma part une idée assez claire sur le sujet (du fait d’avoir pris le gaz en pleine gueule et à bout portant), peut-être que ça pourrait valoir le coup de sortir un peu de la cour de récré et de repenser tout ça en vue des temps qui viennent.

Je pense que ce qu’ont fait les SO à Marseille comme à Paris est inacceptable. De là, une méfiance assez logique se cristallise et vient entériner des conflits déjà latents à l’intérieur des mobilisations. Mais peut-être qu’il y a des choses un peu plus intéressantes desquelles discuter. Quand bien même une grande colère est encore latente chez beaucoup de monde, moi y compris.

Où on en est, d’ailleurs ?

Ce même jeudi 12 mai, la motion de censure de la droite a échoué à réunir assez de voix pour faire chuter le gouvernement Valls, faisant adopter de fait la Loi Travail "en première lecture" (si on peut considérer qu’il y a effectivement eu "lecture") suite à l’utilisation de l’article 49.3 mardi 10 mai. Je ne pense pas qu’il faille se lamenter de cette échec de la motion de censure, parce que le contenu du texte de la motion est au moins aussi gerbant que celui du Parti Socialiste. La droite ne sera jamais une alliée.
Ensuite, l’utilisation de cet article n’est pas une fatalité, il est encore possible de faire augmenter la pression pour que cette maudite loi soit retirée. Gardons en tête l’expérience du CPE il y a dix ans, qui avait été retiré malgré le 49.3, quand bien même la loi pour l’égalité des chances qui l’accompagnait est restée en place.

Somme toute, le recours à cet article autoritaire est assez logique : c’est la marque d’un rapport de force qui est posé dans la rue, assez élevé pour faire utiliser cette arme. Si les mobilisations n’avaient pas pu mettre une tension suffisante, le gouvernement n’aurait pas eu à l’utiliser. Voyons-ça comme une phase technique dans la lutte, pas comme un aboutissant. Ce que l’on peut remarquer par contre, c’est que la situation est bien différente aujourd’hui.

En effet, depuis deux mois, on assiste à une mobilisation relativement grande, et qui a certaines spécificités quant à sa forme. Certaines manifs ont réuni des centaines de milliers de personnes dans les rues, lorsque les centrales syndicales appelaient à la grève. Mais ces appels étaient bien trop espacés entre eux pour pouvoir créer un rapport de force suffisamment maintenu. D’où la mobilisation en nombreux autres cortèges entre ces grosses dates, plus petits mais plus réguliers, qui créaient d’autant plus de problèmes logistiques et d’autant moins de gens qui faisaient gagner une journée de fric en plus aux patrons.
Dans ces manifs, dans de nombreuses villes, les cortèges "jeunes, lycéens, autonomes, anarchistes, non-encartés, indépendants, etc..." ont souvent pris la tête des manifs et mené des actions supplémentaires. Des gares ont été bloquées, des locaux stratégiques attaqués, les forces de l’ordre souvent prises à partie - et parfois débordées.

Toutes ces actions ont eu des effets communs et cumulables, quelles qu’elles aient été :

  • la rupture avec le cours normal de la production économique et du train-train quotidien ;
  • la hausse du niveau de conflit au sein même des manifs et dans la contestation ;
  • la reprise régulière de la rue par des contestataires alors que l’état d’urgence rêvait de nous voir tous et toutes enfermé-e-s bien au chaud chez nous. Beaucoup ont retrouvé le sourire et l’envie de lutter pour arrêter de se faire écraser et recommencer à penser un commun.
  • le cumul économique de toutes ces actions, dans les blocages de circulation, la non-présence sur les lieux de travail lors des jours de grève, les salaires et le matériel policiers qui coûtent une fortune et qui ont largement été employés ces deux derniers mois, les blocages de multinationales, de ports, de gares et d’autoroutes, les destructions de vitrine de banques ou de locaux du PS, etc.
  • la création de nouvelles générations politiques, et/ou des rencontres diverses et variées qui remettent les discussions politiques au goût du jour, en ces temps où l’apathie et l’isolement régnaient malheureusement.

Ce mouvement a aussi relativement modifié la gestion des conflits internes à la mobilisation. Par exemple, l’éternel débat biaisé violence/non-violence a vite été redirigé sur l’acceptation de la pluralité des formes d’actions, de la diversité des tactiques, sans vouloir plonger dans les pièges médiatiques des "méchants casseurs" et des "gentils manifestants" (ou le contraire). Ce qui ne veut pas dire que le conflit n’existe pas, mais il me semble qu’il a pris d’autres dimensions que lors des mouvements sociaux précédents. On peut d’ailleurs penser que c’est en partie grâce à cette acceptation que le mouvement actuel a pu atteindre un niveau de conflit et de tension assez élevé, cumulé avec la grande présence dans la rue, pour créer un rapport de force conséquent. Ca et la répétition des manifestations et de la contestation un peu partout.

Si on le compare avec le dernier grand mouvement social, celui des retraites en 2010 (qui a malheureusement échoué à atteindre ses objectifs), on se rend compte de plusieurs choses, et avant tout que ce qui constitue le rapport de force y est très différent. En 2010, en effet, nous avions paralysé l’économie du pays. Raffineries, gares, autoroutes, tout y passait, et en permanence. Et cela grâce à la collaboration entre une forte mobilisation à l’intérieur des usines et des entreprises qui avaient appelé à la grève reconductible, et à la détermination dans les rues lors des manifestations, qui là encore débouchaient souvent sur des confrontations violentes avec la police ou à des actions offensives contre les symboles du capitalisme.
Aujourd’hui, ces blocages n’existent presque pas. A la fois du fait d’une mobilisation relativement faible dans le monde du travail en terme de reconductibilité de la grève, mais aussi du fait des stratégies répressives beaucoup plus violentes qu’auparavant, forces répressives et politiques qui n’ont surtout pas envie de voir se reproduire ce scénario de blocage généralisé, et d’autant moins maintenant que beaucoup plus de gens sont prêts à en découdre si besoin.
Le cumul de ces deux choses rendrait la situation réellement explosive, et c’est ce que nous sommes beaucoup à espérer qu’il puisse se produire à partir du 17 mai et des appels des centrales à poursuivre la grève de façon plus sérieuse.

Ce que nous savons tous et toutes également, c’est que les grandes organisations syndicales (mais pas seulement) ont des intérêts corporatistes transversaux aux luttes sociales, comme le maintien d’une place au sein d’un échiquier politique et de petits calculs politiciens qui n’ont rien à voir avec les luttes, souvent doublés d’une volonté d’hégémonie pour avoir la mainmise sur les directions que prend le mouvement, et le rediriger pour la défense des intérêts de l’organisation en parallèle de celles avancées par la mobilisation plus générale. Ca n’est pas nouveau.
Mais on sait aussi que ces centrales sont souvent poussées au cul par leurs bases, qui elles n’ont pas forcément de rapport identitaire à leur organisation (bien que ce soit souvent le cas), et qui sont contraintes à l’appel à la grève par les conflits internes menés par les syndicalistes révolutionnaires en leur sein. Ce qui permet par la suite à chaque section de s’engager dans un combat plus large, avec les moyens spécifiques au milieu du travail, et donc d’ouvrir un nouveau front de lutte.

Donc où en est-on aujourd’hui ?

Depuis deux mois, la tension a été maintenue dans la mobilisation en grande partie du fait des cortèges autonomes qui s’associaient aux manifestations syndicales, ramenant de fait dans la mobilisation le rapport de force nécessaire à la continuité du mouvement. Pas sûr que celui-ci aie survécu s’il n’y avait eu ces affrontements, ces "casseurs", cette offensivité, parce que les blocages de l’économie et les mobilisations dans le milieu du travail n’ont pas existé de façon assez continue. Les jours de grève seuls n’auraient pas suffit à arriver là où nous en sommes aujourd’hui, et il me semblerait assez naïf de ne pas le reconnaître. C’est l’ensemble de toutes les actions et manifestations menées qui ont créé cet équilibre.

Mais aujourd’hui, le centre de gravité du mouvement est en train de se déplacer. A la fois parce qu’au bout de deux mois de mobilisations, tout le monde est fatigué, mais aussi parce que le mouvement se renouvelle, que des nouveaux conflits internes éclatent au grand jour, que de nouvelles forces rentrent dans la bataille et que les stratégies répressives ont elles aussi changé, notamment suite à l’adoption par 49.3.

Je vois personnellement d’un même bon oeil les affrontements contre la police et les actions offensives menées en manif sauvage qu’il y a eu ces derniers mois et les futurs blocages reconductibles organisés lors des grèves, en admettant qu’ils aient effectivement lieu. Ce sont des méthodes qui sont différentes, mais qui - si on ne veut pas sombrer dans l’hypocrisie - participent chacune à la création du rapport de force et à son entretien. Massifier le mouvement ne sert plus à grand chose si il ne se durcit pas, et inversement, le durcir sans le faire grossir enfermerait rapidement celles et ceux qui luttent dans un rôle de spécialistes, qui se tarirait rapidement. L’éternel dilemme.

Si ces grèves reconductibles sont un succès, il y aura un enjeu très fort à y être et à les soutenir, parce que le gouvernement est sur la corde raide vis-à-vis de cette loi, et plus généralement aussi. Le déplacement du centre de gravité du mouvement ne veut cependant selon moi pas dire abandonner les pratiques qui ont jusque-là été mises en avant. Simplement les faire évoluer. Et sachant que la répression policière augmente elle aussi, il nous faudra pouvoir continuer à nous défendre activement.

Parce que clairement, aujourd’hui, le modèle "manif syndicale + manif sauvage" s’essouffle de par sa ritualisation. Cela laisse à la police et au gouvernement le temps et l’espace de s’organiser en conséquence, puisque l’effet de surprise est dorénavant perdu. Ce qui à mon sens avait une importance capitale dans ces manifestations sauvages, les affrontements, les actions directes, c’était que nous avions l’initiative. Mais comme on l’a dit, tout s’est maintenant déplacé. Il faut retrouver cette initiative, et donc évoluer sur nos stratégies, pour déborder de nouveau la police et les stratégies qui s’opposent à nous et au mouvement. Construire des caisses de grève et les renflouer sera indispensable si tout se prolonge. Et ça ne se fera pas si on se chie dans les bottes les uns les autres. Les stratégies de diversion pour attirer la police là où elle ne s’y attend pas pendant que d’autres mènent d’autres action non plus, et c’est pourtant souvent une stratégie décisive à partir du moment où elle existe.

Et voilà aussi pourquoi la CGT, entre autres, devrait arrêter de pactiser avec la police. Parce que la police est du côté de ceux qui défendent cette loi, ce monde et toute la merde qu’il porte en lui. Parce qu’il est dans l’intérêt de tout le mouvement que les fronts de lutte se multiplient et revêtent plusieurs formes pour les rendre ingérables. Ce n’est clairement pas en demandant gentiment que cette loi sera retirée, c’est sûr. Il faudra faire usage de la force, et c’est déjà ce qu’il se passe. Parce que dans ces conflits internes au mouvement, c’est aujourd’hui la volonté d’hégémonie des méthodes et de la politique qui s’exprime de la part de ceux qui en profitent. Parce qu’il faut que cette fameuse force que nous (un nous très large) employons soit orientée dans une direction précise. A savoir celui de l’Etat, du Capital, de l’exploitation. Et voilà pourquoi je pense qu’il faut effectivement considérer que ce qu’a fait le SO de la CGT dans plusieurs villes est une énorme connerie politique à ce stade du mouvement, et que j’espère que les militants de base de ce syndicat ne s’y tromperont pas et sauront faire cesser ces pratiques au sein de leur organisation. Gazer les jeunes qui sont dans la lutte depuis deux mois, qui l’animent, ont l’envie et la dynamique, c’est stupide. Les insulter, les frapper aussi. Vouloir les "gérer", de même.

Quand bien même nous avons des désaccords - parfois profonds et indépassables -, nous avons (nous, une partie du mouvement révolutionnaire) pour le moment mieux à faire que d’attaquer la CGT. Mais si les crânes creux du SO recommencent à jouer ce jeu-là, il trouveront clairement des gens qui répondront. Mais ce n’est clairement pas ce qui nous intéresse, nous avons d’autres objectifs : développer ce mouvement et lui construire un horizon révolutionnaire.

Ce sont souvent les conflits qui font bouger les lignes. Nul doute que c’est encore vrai aujourd’hui. M’est avis que toute cette colère qui a ressurgi le 12 mai, nous devons la redéplacer. Ca n’enlèvera ni la méfiance réciproque ni le caractère inacceptable des attaques des SO contre le cortège, mais peut-être que ça ôtera au moins le sourire qui se dessine aujourd’hui sur les visages des flics et des patrons. Les divisions existent, c’est un fait. On est pas obligés de s’inviter à bouffer les uns chez les autres. Mais on est pas non plus obligés d’aller chier les uns dans les assiettes des autres.

Nous arrivons effectivement dans une phase où nous pouvons "tout bloquer". Les syndicats seuls n’arriveront à rien. Il leur manque la dynamique, l’initiative, le rapport existentiel à la lutte et l’autonomie des pratiques. Mais dans l’ampleur du combat d’aujourd’hui, il est évident (si on se réfère aux revendication du mouvement) que les autonomes seul-e-s n’y parviendront pas non plus, d’autant plus avec les sursauts policiers du moment.
Nous sommes tous et toutes des casseurs des projets du néo-libéralisme. Agissons comme tel-le-s.

Cassons les banques, cassons leurs projets, cassons la police, cassons le 49.3, cassons les tentatives d’intimidation et les vélléités autoritaires à l’intérieur comme à l’extérieur du mouvement, cassons la Loi Travail, cassons la croûte des mensonges médiatiques. Cassons l’Etat et le Capital.

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